La pensée blanche s’accroche*

[L’une des photos de la série « Diaspora » de l’artiste sénégalais Omar Victor Diop, qui revisite l’histoire du peuple noir]

*CHRONIQUE PARUE DANS L’HEBDOMADAIRE MEDIABASK DU 16 JANVIER 2025

Retour de Trump au pouvoir, débandade de la France en Afrique… L’ouvrage de Lilian Thuram nous éclaire sur cet ancien monde encore à l’œuvre.

La découverte des textes d’Aimé Césaire, il y a une vingtaine d’années, m’avait permis de mieux comprendre ma basquitude et sa part de « négritude ». La relecture de « La Pensée blanche » de Lilian Thuram* offre une autre manière de comprendre les racines des crises géopolitiques et sociales actuelles : l’incapacité à reconnaître l’autre comme son égal.

Lilian Thuram – cet immense footballeur de la génération « black, blanc, beur » de 1998 – est également connu pour son action contre le racisme. Avec « La Pensée blanche », il montre toute la profondeur de sa démarche. Il y décrit la pensée qui a justifié les politiques d’invasion et d’esclavages par les grands empires européens. La colonisation, pour durer, s’est déguisée en projet civilisateur, adoubé par la quasi-totalité des penseurs des Lumières et par des figures républicaines, comme un certain Jules Ferry[1]. Après le code noir de Louis XIV, c’est au tour du code de l’indigénat qui rend le travail obligatoire jusqu’en 1946. La politique coloniale est un projet d’expansion économique, de conquête de marchés ; un libéralisme de façade, avec des règles économiques qui avantagent les pays riches. La décolonisation prolonge ce système favorable aux intérêts des anciennes puissances coloniales. Le code pétrolier permet d’exploiter avantageusement les sols africains. Les rentes se poursuivent jusqu’à aujourd’hui avec l’uranium du Niger payé 10 fois moins cher, pour alimenter nos centrales nucléaires. C’est la face cachée du maintien de notre niveau de vie actuel.

De tout cela, Lilian Thuram fait une analyse détaillée, sources, citations et chiffres à l’appui[2]. Mais, son apport réel est dans le décryptage de cette « pensée blanche » qui a structuré nos imaginaires, depuis tant de générations, et dont on peine à s’en défaire encore aujourd’hui. Au-delà de l’histoire des colonisateurs et des colonisés[3], L. Thuram invite à comprendre la résistance des élites blanches à l’émancipation des non-blancs : « de même qu’il serait fort instructif d’étudier la résistance des hommes à l’émancipation des femmes » (traitées de sorcières à une certaine époque) [4]. Oui, pour Lilian Thuram, la pensée blanche est avant tout masculine, faisant un lien direct entre le concept de « supériorité naturelle des Blancs » et celui de « supériorité naturelle des hommes ».  L’ancien footballer montre combien depuis des siècles nous sommes éduqués pour développer un complexe de supériorité civilisationnel, fondateur de l’identité blanche[5] ; combien nous acceptons les injustices entre blancs et non blancs, entre riches et pauvres. Elle s’illustre par une succession de hiérarchies et de dominations : « des compartiments étanches entre soi (blanc) et les non-blancs, soi (homme) et les femmes, soi (chrétien) et les juifs et musulmans, entre soi (hétéro) et les homosexuels ». On aurait pu ajouter : entre soi (le riche) et les pauvres, soi (le natif) et les migrants…

A chaque époque ses migrants et ses « nègres » (ou ses cagots, ses buhamiak…). Les descendants de migrants espagnols, italiens, portugais, juifs polonais (juifs espagnols ici en Pays Basque)… se voient comme des blancs, quand leurs ancêtres étaient jugés comme des métèques. Les basques qui ont migré en Amérique étaient perçus comme des métèques, jusqu’à devenir de bons américains, bien blancs, qui votent majoritairement Trump… Et ça, ça n’énerve pas qu’Iban Etxezaharreta[6] !

Quelles sont nos métèques d’aujourd’hui ? Quels seront ceux de demain ?

Le racisme systémique permet d’entretenir la mentalité du dominé : « je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement… », disait Césaire. Le racisme systémique permet le maintien de privilèges, une hiérarchie des civilisations humaines, et Lilian Thuram décrit bien « cette peur des blancs de perdre la place en tête, d’être dépouillés par « des autres », inférieurs, qui menacent leur niveau de vie ».

On retrouve cette même peur chez les plus démunis, dans nos pays riches : la peur d’être traités comme des nègres, de perdre le peu qu’ils ont. D’où leur croyance dans la théorie du grand remplacement. Un racisme de classe, qu’une autre œuvre – celle d’Edouard Louis – décrit si bien[7] : « une volonté, un effort désespéré, sans cesse recommencé, pour mettre d’autres gens au-dessous de soi, ne pas être au plus bas de l’échelle sociale ».

* « La Pensée blanche » de Lilian Thuram est parue en 2020 aux éditions Philippe Rey
[1] Au moment où les puissances coloniales européennes (Angleterre, France, Allemagne, Portugal, Belgique) se partage l’Afrique comme un gâteau (conférence de Berlin), Jules Ferry justifie la politique d’expansion coloniale non seulement au nom d’un projet civilisateur – « les races supérieures ont un devoir vis-à-vis des races inférieures » – mais aussi au nom d’un « système politique et économique ». Les besoins de ressources pour les industries, de débouchés sur les marchés internationaux, le libre-échange, la concurrence avec l’Amérique du Nord sur le marché de l’Amérique du Sud, le protectionnisme américain et allemand… C’est dans ces termes que J. Ferry s’exprime en 1885, à l’Assemblé nationale.
[2] 10% de la population mondiale (soit 50 à 60 millions d’êtres humains) a été exterminée par les colonisateurs à la Rennaissance, 13 millions d’Africains ont été embarqués à bord des navires négriers européens. Entre 1500 et 1600, la population des Amériques est passée de 60 millions à 6 millions.
[3] L’ancien président français – pourtant héritier de la France Afrique – tirait ainsi le bilan en 2007 : « Nous avons saigné l’Afrique pendant quatre siècles et demi. Ensuite, nous avons pillé ses matières premières ; après, on a dit : ils (les Africains) ne sont bons à rien. Au nom de la religion, on a détruit leur culture et maintenant, comme il faut faire les choses avec plus d’élégance, on leur pique leurs cerveaux grâce aux bourses. Puis, on constate que la malheureuse Afrique n’est pas dans un état brillant, qu’elle ne génère pas d’élites. Après s’être enrichi à ses dépens, on lui donne des leçons ». Le Monde, 15/02/2007
[4] « Une femme qui voulait être libre était même jugée comme une sorcière », dit L. Thuram, faisant à l’ouvrage de Mona Chollet : « Sorcières, la puissance invaincue es femmes ». C’est justement ce dont il est question dans la dernière Pastorale sur Inesa de Gaxen. Extrait du magnifique livret d’Itxaro Borda : « Elles portent en elles le vice. Elles ont toutes le diable au corps (…) ; herboristes, célibataires, des proies faciles ! »
[5]  Citant Pierre Tevanian : « nous avons été élevés depuis dans le berceau dans l’idée que nous représentons l’universel, l’homme tout court » (…) « être blanc c’est être élevé dans cette double imposture : le bénéfice d’un privilège, et la dénégation de ce privilège ».
[6] le journaliste signe une série de podcast passionnante sur France Bleu : « Il était une fois les Basques d’Amérique ». 
[7] Dans « En finir avec Eddy Bellegueule ».