Raymond Depardon Villefranche-sur-Saône. © Raymond Depardon | Magnum Photos
Plus de 1000 km à vélo et tout autant en train pour aller à la rencontre d’autres territoires et méditer sur le sens de la vie…
Ce fut le but d’un été sans projet : transformer un séjour de 5 jours prévu dans le nord-est de la France en grande traversée. Prendre son vélo, arpenter des territoires inconnus, poser son regard, contempler et rencontrer. Et vous raconter…
J’ai beaucoup pensé à Raymond Depardon et ses documentaires sur la France rurale. J’ai aussi beaucoup pensé à mon pays (Euskal Herria) : regarder ailleurs, c’est aussi renouveler son regard sur son propre territoire, voir ce qui se fait de mieux ou de moins bien.
Le road trip (à vélo, en train), ce n’est pas laisser défiler des images, mais entrer dans les images, traverser des vies et des paysages. Le Regard est « la pauvre aumône de l’homme à la nature », selon Sylvain Tesson, dans son dernier ouvrage de voyage (« Avec les fées »). Traverser des vies, des villages, des villes, des paysages, à la rencontre de modes de vie, d’histoires d’aujourd’hui et d’hier…
Il y a eu d’abord cette France qui jaunit à la mi-août : ces campagnes à court d’eau, ces champs décolorés, ces vaches qui crient leur souffrance dans un champs de Bourgogne (je les entends encore aujourd’hui). Il y a cette France de territoires reculés, certains délaissés ou au contraire repris en main par des nouveaux arrivants : des expatriés ou des retours aux origines familiales, ancestrales. Ils relancent l’hôtellerie rurale, rénovent des bâtisses et créent des projets agro-touristiques, culturels, des cafés ou des gîtes associatifs… Outre des sous-bois et fougeraies enivrants, des tourbières régénérantes, la Corrèze et la Creuse surprennent par leur résistance, qui se voit dans l’attention portée à la qualité de rénovation et d’entretiens des habitats, à la dynamique associative voire militante. Sur le plateau de Millevaches, où l’on pratique fortement le troc, des habitants se sont constitués en « syndicat de la montagne limousine » : un bel exemple de syndicat alternatif ! Plus loin, la Haute-Marne nous surprendra à nouveau par une dynamique assez proche, et comme point commun : le maintien d’une agriculture d’élevage qui résiste difficilement mais permet d’entretenir des paysages diversifiés. Plusieurs centaines de kilomètres plus tard, la traversée des Cévennes, de son bassin versant Atlantique à celui méditerranéen, offre un même attachement au territoire, et des traces d’un passé rude, empierré, où on survivait à tous les aléas. Le projet porté par la Ferme des Cévennes, à Florac, est impressionnant d’inventivité : une initiative privée qui rivalise tout ce qui peut se faire dans la valorisation du parc national.
Traverser des territoires c’est aussi se retrouver dans des « territoires intermédiaires », moins prisés, moins valorisés, qui semblent visuellement appauvris : les exploitations sont plus grandes, les bois plus exploités : ils donnent l’impression d’une pampa peu accueillante… Quel sens donner au ZAN, quand l’espace agricole ne nourrit plus et n’apporte pas de plus-value écologique ? On se pose les mêmes questions, quand on traverse les vignobles bourguignons ou alsaciens : tant de terres pour exporter de l’alcool ? Quel est le projet agricole du XXIième siècle ?
Traverser à vélo permet de regarder l’urbain à partir du rural. Et oui, c’est ce qui manque sans doute à nos chers urbanistes : penser la ville depuis la campagne. Les soit-disantes « vélo-routes » (souvent dénommés euro-vélo, c’est plus classe) nous amènent à réarpenter des départementales de seconde zone (ce qui reste tout de même charmant !) ou à filer sur des chemins de halage. Il est amusant de rentrer progressivement dans une agglomération par inadvertance : tel village rural entre d’un coup dans le giron d’une « communauté d’agglomération » ; la voie vélo devient un « axe structurant du plan vélo intercommunal » ! On découvre cette ruralité raccrochée administrativement à l’urbain : qui gagne quoi ?
Puis on entre dans un espace péri-urbain en deux étapes : une première couche d’entre deux : du péri-rural, anciennement industriel, avec un habitat relativement pauvre. Puis un péri-urbain plus proche de la ville, plus chic, plus résidentiel… Enfin, on entre dans les bordures de la ville, avec des restants industriels et d’innombrables zones commerciales, identiques de Bayonne à Epinal. Un sentiment de tristesse face au manque de créativité urbanistique et à l’abondance de supermarchés, derniers temples où l’on reçoit sa dernière onction. L’urbain est aussi un paysage fait de sous-territoires, avec des traces authentiques d’histoire, d’économie, ou au contraires une fuite, des espaces lobotomisés et hors sol.
Un peu partout le discours des « agglomérations » se répand : dans les magazines glanés sur nos chemins, on redécouvre cette façon de dire qu’on est formidable, que la communauté d’agglomération est à la pointe de la gestion de l’eau, qu’elle aide les villages et les jeunes… Mais entre les lignes, on découvre des sommes dérisoires qui traduisent le manque de compétences de ces EPCI : « 4900€ pour l’espace sportif ados », « 30 000€ pour les projets étudiants » dans une agglo de 25 000 étudiants ! La communication institutionnelle n’a pas beaucoup changé depuis la grande époque des années 80 même si les mots s’actualisent: on propose toujours la même façon de faire parler les élus, dans un « entre soi », qui louent leur action « innovante et pro-active ». Palme d’or à la capitale franc-comtoise dont le slogan est: « Besançon, Boosteur de Bonheur » !
Cheminer à vélo et prendre les trains régionaux permet d’avoir aussi une autre approche sur la place de la « mobilité douce ». L’aménagement cyclable de ces agglomérations est, comme chez nous : en apparence développé, mais concrètement souvent inadapté à la réalité du cycliste et à la mobilité du quotidien. Discontinuités des voies-vélos, qualités disparates au sol, manque de clarté de la signalétique et des priorités… On peut facilement imaginer ces voies inaugurées par des élus, enfourchés sur un vélo le temps d’une conférence de presse ; des plans-vélos inventées sur des ordinateurs mais jamais réellement éprouvés par leurs concepteurs. La place de l’expertise d’usage est encore à trouver !
Prendre les trains régionaux c’est redécouvrir ce « rail à deux vitesses » : des gares que l’on n’aménage plus en attendant leur possible déménagement, quand celles des grandes villes ressemblent de plus en plus à des halls d’aéroports, aussi semblables les uns que les autres comme pour se rassurer face à la peur d’une société toujours plus diversifiée. Les TER sont pourtant souvent bien bondés et, au fin fond de territoires ruraux, on rencontre ces nouveaux cowboys de la sûreté ferroviaire, colts bien voyants à la ceinture. Qui donc nous insécurise ?
L’urbain révèle ce que la campagne dissimule : des espaces où les corps trahissent leur difficulté à vivre. Des jeunes transformés en guerriers urbains, errants, casques sur les oreilles pour fuir la musique de la ville. Des corps abîmés par la vie, obèses ou anorexiques, qui peinent à marcher avec fluidité, comme étrangers à ces espaces. Pour effacer les apérités de la vie, on produit un peu partout un urbanisme propret, qui ne fait qu’accentuer la déshumanisation et le clivage social. Traverser des villes et des villages, c’est croiser des regards et réaliser toutes ces vies aussi différentes qu’importantes. Chaque vie compte : l’a-t-oublié ?
Traverser tous ces territoires, c’est traverser tous ces lieux de vies, de trajectoires humaines, individuelles, familiales, collectives, traverser des histoires, des mutations locales, des territoires où les habitants se sentent invisibilisés des centres de décision, qui ne se sentent pas « centre du jeu ». Mais quel jeu ?
C’est préférer Montbéliard à Besançon. Préférer la ville ouvrière, vivante avec ses deniers salariés de Peugeot Sochaux qui se rendent à l’usine à pied ou à vélo, reconnaissables par leur tenue. Plutôt que l’ex capitale régionale, universitaire, culturelle, où le BCBG croise de nombreux mendiants… Préférer la drôle de ville de Saint Dié des Vosges, ancienne cité du textile, à moitié bombardée par les Allemands, à Colmar et Le Puy en Vellay, deux belles coquettes, bondées de touristes… C’est voir où il y a de la vie, de l’âme, des échanges directs, des partages faciles, authentiques, le maintien d’une forme de cohésion sociale dans la recherche de dignité… alors qu’ailleurs, la société à deux vitesses a déjà tout balayé…
Qu’avons-nous laissé balayer en Iparralde ? Que pouvons-nous faire mieux ici qu’ailleurs ?
« Un été, comme un indien » est paru est paru dans Medibask L’hebdo du 18 septembre 2025