Un été, comme un indien

Raymond Depardon Villefranche-sur-Saône. © Raymond Depardon | Magnum Photos

B I D A I A   LIBURUXKA – CARNET DE    V O Y A G E  ·  ETE 2025. UDA

Plus de 1000 km à vélo et tout autant en train pour aller à la rencontre d’autres territoires et méditer sur le sens de la vie…

Ce fut le but d’un été sans projet : transformer un séjour prévu dans le nord-est de la France en grande traversée. Prendre son vélo, arpenter des territoires méconnus, poser son regard, contempler, rencontrer.

J’ai beaucoup pensé à Raymond Depardon et ses documentaires sur la ruralité. J’ai aussi beaucoup pensé à mon pays, Euskal Herria : regarder ailleurs, c’est aussi renouveler son regard sur son propre territoire, voir ce qui se fait de mieux ou de moins bien.

Le road trip à vélo et en train, ce n’est pas laisser défiler des images, mais entrer dans les images, traverser des vies et des paysages. Le regard est « la pauvre aumône de l’homme à la nature », selon Sylvain Tesson, dans son dernier carnet de voyage Avec les fées. Traverser des villages, des villes, des paysages, à la rencontre de modes de vie, d’histoires d’aujourd’hui et d’hier…

Il y a eu d’abord cette France qui jaunit à la mi-août : ces champs à court d’eau et décolorés, ces vaches qui crient leur souffrance dans un pré de Bourgogne (je les entends encore aujourd’hui). Il y a ces territoires reculés, certains délaissés ou au contraire repris en main par des nouveaux arrivants : des expatriés ou des retours aux origines familiales, ancestrales. Ils relancent l’hôtellerie rurale, rénovent des bâtisses et créent des projets agro-touristiques, culturels, des cafés ou des gîtes associatifs… Outre des sous-bois et fougeraies enivrants, des tourbières régénérantes, la Corrèze et la Creuse surprennent par leur résistance, qui se voit dans l’attention portée à la qualité d’entretien des habitats et des espaces agricoles, et dans la dynamique associative.

Sur le plateau de Millevaches, où l’on pratique fortement le troc, des habitants se sont constitués en « syndicat de la montagne limousine » : un bel exemple de syndicat alternatif ! Plus loin, la Haute-Marne nous surprendra par sa dynamique, avec comme point commun : le maintien d’une agriculture d’élevage qui permet d’entretenir des paysages diversifiés. Plusieurs centaines de kilomètres plus tard, la traversée des Cévennes, de son bassin versant atlantique à celui méditerranéen, révèle un fort attachement au territoire et sa nature magnifique, avec les traces d’un passé rude, empierré, où on survivait à tous les aléas. Le projet porté par la Ferme des Cévennes, à Florac-Trois-Rivières (Lozère), est impressionnant d’inventivité : une initiative privée qui rivalise tout ce qui peut se faire dans la valorisation du parc national.

Traverser des territoires c’est aussi se retrouver dans des territoires « intermédiaires », moins prisés, moins valorisés, qui semblent visuellement appauvris : les exploitations sont plus grandes, les bois plus exploités. Certains paysages donnent l’impression d’une pampa peu accueillante. Quel sens donner à la loi ZAN (zéro artificialisation nette), quand l’espace agricole ne nourrit plus et n’apporte pas de plus-value écologique ? On se pose les mêmes questions, quand on traverse les vignobles bourguignons ou alsaciens : tant de terres pour exporter de l’alcool ? Quel est le projet agricole du XXIe siècle ?

Traverser à vélo permet de regarder l’urbain à partir du rural. Et oui, c’est ce qui manque sans doute à nos chers urbanistes : penser la ville depuis la campagne. Les soit-disantes « vélo-routes » (souvent dénommés euro-vélo, c’est plus classe) nous amènent à arpenter des départementales de seconde zone (ce qui reste tout de même charmant !) ou à filer sur des chemins de halage. Il est amusant de rentrer progressivement dans une agglomération par inadvertance : tel village rural entre d’un coup dans le giron d’une « communauté d’agglomération » ; la voie vélo devient un « axe structurant du plan vélo intercommunal » ! On découvre cette ruralité raccrochée administrativement à l’urbain. Qui gagne quoi ?

Après avoir cheminé sur les routes de campagne, l’entrée progressive, à vélo, dans les espaces urbains permet de vivre cette drôle de construction sociale… Ce que l’on appelle le « péri-urbain » se décline en deux étapes. Une première couche d’entre-deux : du péri-rural, anciennement industriel, avec un habitat appauvri. Puis un péri-urbain plus proche de la ville, plus résidentiel, plus chic…  Enfin, on entre dans les bordures de la ville, avec des restants industriels et d’innombrables zones commerciales, identiques de Bayonne à Epinal (Vosges). Un sentiment de tristesse vous envahit face au manque de créativité urbanistique et à l’abondance de supermarchés, derniers temples où l’on peut recevoir sa dernière onction…

L’urbain est aussi un paysage fait de sous-territoires, avec des traces authentiques d’histoire, d’économie, ou au contraire une histoire effacée, lobotomisée. Les magazines des agglomérations, glanés sur notre route, racontent plus ou moins ces histoires. Surtout, ils renvoient une certaine pauvreté de la communication institutionnelle qui finalement a si peu changé depuis les années 80/90. Palme d’or à la capitale franc-comtoise dont le slogan est : « Besançon, Booster de Bonheur ». Où que l’on soit, on a cette même façon de faire parler les élus, de mettre à distance l’habitant lambda, de dire que ce que l’on fait est formidable (on est « pro-actif, « innovant »…), que la communauté d’agglomération est à la pointe de la gestion de l’eau, qu’elle aide les villages et les jeunes… Mais entre les lignes, on découvre des sommes dérisoires qui traduisent le manque de compétences de ces intercommunalités : « 4900€ pour l’espace sportif ados », « 30 000€ pour les projets étudiants » dans une agglo de 25 000 étudiants !

Cheminer à vélo et prendre les trains régionaux permet d’avoir aussi une autre approche sur la place de la « mobilité douce ». L’aménagement cyclable de ces agglomérations est comme chez nous : en apparence développé, mais concrètement souvent inadapté. Le cycliste se confronte au manque de clarté de la signalétique et des priorités, aux discontinuités des voies-vélos, à la qualité disparate des revêtements au sol… On peut facilement imaginer ces voies inaugurées par des élus, enfourchés sur un vélo le temps d’une conférence de presse ; des plans-vélos inventés sur des ordinateurs mais jamais réellement éprouvés par leurs concepteurs. La place de l’expertise d’usage est encore à trouver !

Prendre les trains régionaux c’est redécouvrir ce « rail à deux vitesses » : des gares que l’on n’aménage plus (en attendant leur possible déménagement ?), quand celles des grandes villes ressemblent de plus en plus à des halls d’aéroports, aussi semblables les uns que les autres. Les TER sont souvent bien bondés et, au fin fond de territoires ruraux, on rencontre les cowboys de la sûreté ferroviaire, colts bien voyants à la ceinture. Qui donc nous insécurise ?

L’urbain révèle ce que la campagne dissimule : des espaces où les corps trahissent leur difficulté à cheminer. Des jeunes transformés en guerriers urbains, casques sur les oreilles pour fuir la musique de la ville. Des corps abîmés par la vie, obèses ou anorexiques, qui peinent à marcher avec fluidité, comme étrangers à ces espaces. Pour effacer les aspérités de la vie, on produit un peu partout un urbanisme propret, qui ne fait qu’accentuer la déshumanisation et le clivage social. Traverser des villes et des villages, c’est croiser des regards et réaliser toutes ces vies aussi différentes qu’importantes. Chaque vie compte : l’a-t-on oublié ?

Traverser tous ces territoires, c’est croiser des trajectoires humaines, individuelles, familiales, collectives, traverser des histoires, des mutations locales, des territoires qui ne se sentent pas au « centre du jeu ». Mais quel jeu ?

C’est, dans le Doubs, préférer Montbéliard à Besançon. Préférer la ville ouvrière, vivante avec ses deniers salariés de Peugeot (Sochaux), qui se rendent à l’usine à pied ou à vélo, reconnaissables par leur tenue. Plutôt que la capitale franc-comtoise, universitaire, culturelle, où le bobo croise de nombreux mendiants… Préférer la drôle de ville de Saint-Dié-des-Vosges, ancienne cité du textile, bombardée par les Allemands, à Colmar (Haut-Rhin) et Le-Puy-en-Velay (Haute-Loire), deux belles coquettes, bondées de touristes… C’est voir où il y a de la vie, de l’âme, des échanges directs, des partages faciles, le maintien d’une forme de cohésion sociale dans la recherche de dignité… alors qu’ailleurs, la société à deux vitesses a déjà tout balayé…

Qu’avons-nous laissé balayer au Pays Basque Nord ? Que pouvons-nous faire mieux ici qu’ailleurs ?

« Un été, comme un indien » est paru est paru dans Mediabask L’hebdo en deux parties, dans les éditions des 18 et 25 septembre 2025